Bain de jouvence pour le Ca trù
Autrefois chant aristocratique, il s’est depuis largement démocratisé.
Apparu au XVe siècle dans la plaine du fleuve Rouge (Nord), le Ca trù
était initialement un chant rituel agrémentant les cérémonies
cultuelles dédiées au Génie tutélaire du village, organisées devant la
Maison communale… Puis il est tombé en désuétude pour renaître avec
vigueur au début du XXe siècle, où il accompagnait souvent les fêtes du
gratin de la société citadine.
Dans cette période
florissante, des troupes professionnelles ont été créées un peu partout
à la campagne, regroupant des chanteuses (appelées cantatrices ou a dào
en vietnamien) et des instrumentistes. Beaucoup sont allées s’établir
en ville, surtout à Hanoi, pour se produire dans des cabarets, très
nombreux à cette époque.
Traditionnellement, une scène
de Ca trù comprend une a dào, qui chante et règle le rythme avec une
cliquette, un instrumentiste qui joue du dàn dáy (luth à trois cordes)
et un «applaudisseur» chargé d’exprimer sa satisfaction à travers un
tambourin. Sorte de musique de chambre, le Ca trù se joue souvent dans
un petit espace, devant un public restreint.
Assise sur
une natte ou sur un lit de planches, avec à ses deux côtés
l’instrumentiste et l’«applaudisseur», la chanteuse (a dào) interprète
des airs improvisés ou puisés dans le répertoire traditionnel. Fière de
sa voix de velours et gracieuse dans son joli áo dài (vêtement
traditionnel à deux pans), elle est tellement séduisante que le mot a
dào est parfois utilisé pour désigner le Ca trù.
Le Ca
trù - ou le chant a dào - était à l’origine un art aristocratique du
Nord, selon le Docteur ès lettres Nguyên Xuân Diên, accompagné
d’instruments spécifiques (le dàn dáy, le phách et le tambourin). Ses
belles paroles étaient inspirées de poèmes composés par les lettrés et
intellectuels. Nguyên Xuân Diên a recensé jusqu’à 99 airs, chantés à
diverses occasions : soirées de la Cour royale, des mandarins et autres
aristocrates, réception d’hôtes de marque étrangers, cérémonies
rituelles au sein de la communauté villageoise, divertissement dans les
cabarets ...
Pour le spécialiste Bùi Trong Hiên,
directeur de l’Institut national de la culture et des arts,
l’apparition de nombreux «mini théâtres» de Ca trù à Hanoi a accompagné
le développement florissant de cet art traditionnel. Ses études, menées
durant vingt ans, ont prouvé que le Ca trù était le chant favori dans
15 villes et provinces du Nord.
Mais le Ca trù a connu
une seconde éclipse pendant la guerre contre les Américains (entre 1955
et 1975). Une période difficile où les citadins, les jeunes surtout,
ont tourné le dos à certains types d’arts traditionnels. Comme le Xâm
(chant des aveugles), le chant a dào a alors quasiment disparu de la
vie culturelle de la plaine du fleuve Rouge. Il faut dire que la
période n’était guère propice aux envolées lyriques...
C’est le professeur en musicologie Trân Van Khê, revenu de France en
1976, qui a cherché à faire revivre cet art. Il a d’abord pris soin
d’enregistrer sur des cassettes la voix veloutée de Quách Thi Hô, une
chanteuse renommée, pour faire connaître au monde un art original de
son pays natal.
Cette chanteuse, âgée de 70 ans à
l’époque, s’est vu ensuite décerner, par le Conseil international de la
musique de l’UNESCO et l’Institut international de recherche musicale,
un satisfecit en récompense de ses efforts dans la «préservation du Ca
trù, un patrimoine artistique du Vietnam et un bien précieux de
l’humanité». En 1983, le chant de Quách Thi Hô, enregistré sur une
cassette, a décroché le 1er prix du Festival international de musique
traditionnelle d’Asie tenu à Pyongyang (Corée du Nord). Reconnue
«cantatrice représentative du Ca trù», la vieille Quách Thi Hô a reçu
en 1988 le titre honorifique d’«Artiste du peuple». Chose formidable,
elle a chanté avec passion jusqu’à son dernier souffle, en 2001, à
l’âge de 92 ans.
Les années 1990 marquent une
renaissance du chant a dào à Hanoi, ce dont témoigne la création de
nombreux clubs tels que Thái Hà, Thang Long, Lô Khê… Le club Thái Hà se
distingue par son caractère familial, avec comme pilier Nguyên Van Mùi
et ses fils et filles. Invités à venir se produire à Paris, ces
artistes ont réussi le tour de force de captiver des oreilles
occidentales, pourtant guère habituées à ce genre de musique.
Le club de Thang Long, quant à lui, a été créé en 2006 par Pham Thi
Huê, professeur de tì bà (luth à quatre cordes) au Conservatoire de
Hanoi. Cette femme est à la fois chanteuse et instrumentiste, une
première car il n’existait jusque-là que des instrumentistes masculins.
Son club se veut aussi une pépinière de jeunes chanteuses et
instrumentistes. Le ciel longtemps sombre du Ca trù s’est enfin
éclairci... -AVI