Hanoi, 29 janvier (VNA) – Un soir, pendant que se déroulait la fête d’hiver Santa Lucia dans le jardin de l’ambassade suédoise de Hanoi, l’ambassadeur Lunggren m’avait dit : "L’identité nationale se révèle le mieux à travers les fêtes populaires. Chaque année, votre Nouvel An traditionnel me dit beaucoup de choses sur l’âme vietnamienne !"
Il y a de cela bien longtemps. Mon ami, très attaché à notre culture traditionnelle, m’avait parlé alors, si je m’en souviens bien, du sacrifice aux Génies du Foyer, le 23e jour du douzième mois lunaire, qui ouvre les cérémonies du Têt. Ces divinités sont adorées dans chaque cuisine sous la forme de trois briques ou de trois pierres pour supporter la marmite. Avant le Têt, elles montent au Ciel pour faire leur rapport sur la conduite de la famille an cours de l’année passée. Elles sont alors représentées par trois figurines en papier, trois bonnets et trois paires de bottes d’apparat. On les brûle après la cérémonie.
Pour amadouer les Génies, afin d’obtenir d’eux un rapport favorable, on leur présente des offrandes cultuelles dont une carpe vivante servant de monture pour le voyage céleste des génies. Le poisson ne doit pas être mangé mais sera relâché dans une mare ou un cours d’eau. Dans la nuit du passage de l’An ancien à l’An nouveau, une cérémonie accueille les nouveaux Génies du Foyer.
La triade divine tutélaire du foyer est souvent réduite à un seul Génie, Táo quân ou ông Táo. Deux divinités mâles, une divinité femelle -une femme et deux maris- sans doute un vestige de la polyandrie. Plusieurs contes anciens, vietnamiens et chinois, en donnent l’explication, provenant de la même matrice.
Un couple, face à des épreuves incontournables (misère, maladie...) doit se séparer. La femme ou le mari quitte le foyer et se remarie. Longtemps après, le hasard fait rencontrer la femme et l’ancien mari, causant la mort tragique (souvent par le feu) des trois protagonistes du drame. Le Ciel, ému, les nomme Génies du Foyer.
La version vietnamienne la plus populaire raconte l’histoire du couple Trong Cao-Thi Nhi. Comme sa femme n’avait pas d’enfant pour perpétuer le culte des ancêtres, Trong Cao, très triste, se mit à boire et un jour porta la main sur elle. Thi Nhi quitta le foyer. Longtemps après, elle épousa Pham Lang dans un village lointain. Réduit à la misère et tenaillé par le remords, Trong Cao erra à la recherche de sa femme, vivant de mendicité. Devenu aveugle, il frappa un jour à la porte de Thi Nhi qui le reconnut sans qu’il la reconnaisse. Elle lui donna à manger et à boire, puis le cacha sous une meule dans la cour. Pham Lang rentrait des champs brûle le tas de paille pour en faire des engrais. La femme intervint trop tard... Elle se jeta dans le feu pour mourir avec son ancien mari ivre. Son second mari, désespéré, la suivit dans la mort. (D’après Toan Anh-Us et coutumes du terroir).
Dans la revue Dân Viêt Nam, Hà Van Vuong nous donne une autre version. Le mari, lépreux, est nourri et soigné par sa femme. Il a pitié d’elle et la supplie de le quitter sans pourvoir la convaincre. Il l’accuse alors faussement d’avoir des relations amoureuses avec un certain mendiant pour la frapper et la chasser de la maison. Dépitée, elle se jette dans un fleuve pour se suicider. Le mendiant la sauve de la mort. Conquise par sa bonté, elle se marie avec lui. Ils s’établissent dans une autre région et avec les années qui passent, leurs conditions de vie s’améliorent. Un jour, le lépreux errant, frappe par hasard à la porte de son ancienne épouse. Tandis qu’elle lui donne de la nourriture, il la reconnaît et désemparé, s’enfuit sans mot dire. Elle court après lui, et son nouveau mari après elle. Comme il y a un bûcher improvisé au bord de la route, il se jette dans le feu, suivi par les poursuivants.
Une troisième version est donnée par Vân Hac dans France-Asie. Frappé par la misère, un couple se sépare. Avant d’aller au loin, gagner sa vie, le mari dit à sa femme : "Attends-moi trois ans avant de te remarier". La femme, restée au village, se loue à un homme âgé et veuf qui la traite bien et voudrait l’épouser.
Elle attend quatre ans avant de donner son consentement. L’ancien mari finit par revenir. Fortement déçu, il se pend à un arbre. La femme se suicide dans une mare tandis que le nouveau mari boit du poison.
Dans une version chinoise, le mari, joueur invétéré, doit vendre sa femme fidèle pour payer ses dettes de jeu avant d’aller mendier. Les années passent, le hasard le mène à la maison de son ancienne femme. Elle le fait entrer dans la cuisine pour lui donner à manger. Il se cache dans le fourneau en maçonnerie quand survient le nouveau mari qui donne l’ordre aux serviteurs de chauffer l’eau pour son bain. Le mendiant est brûlé vif. La femme, inconsolable, allume chaque jour des baguettes d’encens à sa mémoire. L’empereur céleste nomme l’ancien mari Génie du Foyer.
Il est certain que le culte du Táo Quân relève de celui du feu, un des hommages religieux les plus anciens de l’humanité puisque le passage du cru au cuit marque les débuts de la civilisation. Le feu est un agent de lavage matériel (la cuisine et toute la maison doivent être propres avant l’arrivée de l’An Nouveau) et spirituel (absolution aux trois malheureuses victimes du drame conjugal). Le feu purificateur symbolise aussi la mort (fin de l’année ancienne, l’hiver) et la renaissance (retour du Táo Quân avec l’Année nouvelle et le printemps).
Nous pouvons conjecturer que la légende des Génies du Foyer serait née avant l’emprise morale du confucianisme. Maître Confucius n’aurait pas toléré le culte de la femme, surtout d’une femme qui avait deux maris. - Huu Ngoc/CVN/VNA