Jadis, dans les régions montagneuses du Centre,des hommes ont su créer des instruments de musique à partir de rochesque l’on a appelés dàn da (lithophone). Il s’agit d’un instrument trèsrudimentaire façonné par les gens d’ethnies minoritaires du Tây Nguyên(Hauts Plateaux du Centre), comprenant généralement une douzaine depierres plates qui, frappées avec une «baguette» en pierre, émettent dessons différents.
«À travers ses sons modulés, lelithophone du Tây Nguyên semble pouvoir exprimer pensées et sentiments,tel un être humain», observe le professeur-docteur en musicologie TrânVan Khê. Selon lui, la palette sonore du lithophone est très large. Àtel point qu’il fut vénéré par les hommes d’antan comme un objet magiquereliant le monde terrestre à celui des ténèbres, les êtres humains auxdivinités, le présent au passé.
Deux frères novateurs
Avec le temps, cet objet sacré du Tây Nguyên a charmé les gens de laplaine, à tel point que plus d’un artiste ont voulu l’introduire dans unorchestre d’instruments traditionnels.
La maison del’artiste Nguyên Chi Trung, co-créateur du lithophone, est nichée dansune impasse de la rue Dô Quang Dâu, 1er arrondissement de Hô ChiMinh-Ville. Trônant à la «place d’honneur» du salon, l’instrument demusique comprend deux «batteries» distinctes, soutenues par deuxsupports en bois. Chacune d’elles est composée de 50 pierres plates,liées les unes aux autres par deux cordes parallèles, le tout disposésur deux lignes.
À la demande des visiteurs voulantécouter quelques airs, Chi Trung pousse un soupir : «Ce lithophone nepeut être joué qu’en duo. Or, mon frère Duc Lôc est décédé». L’artisteChi Trung poursuit, rappelant le long parcours d’étude et de recherchedes roches pour créer le «lithophone à cents touches».
«Nous sommes passionnés de chants folkloriques et de musiquetraditionnelle depuis notre enfance. Notre maison est située tout prèsdu temple dédié au culte du généralissime Trân Hung Dao, un endroitsacré où sont organisés souvent et gratuitement des représentations dechâu van (chants religieux)», raconte Chi Trung. Une fois adultes, tousles deux ont choisi de devenir musiciens d’instruments traditionnels.Ils peuvent jouer plusieurs instruments dont notamment sao truc (flûtetraversière en bambou), dàn co (viole à deux cordes), dàn tranh (cithareà seize cordes), T’rung (xylophone en bambou)… Ils ont vécu de leurmétier, à travers des représentations données régulièrement dans deshôtels et restaurants de la ville, et en province.
Fin1981, soutenus par l’Institut de la musique du Vietnam (IMVN) et l’Écoledes arts scéniques de Hô Chi Minh-Ville, Chi Trung et Duc Lôc ont rendupublic un ouvrage d’études et de création, avec comme résultat lanaissance de sao truc à 16 et 18 trous (au lieu de sept comme àl’ordinaire). C’est à cette occasion que le compositeur Luu Huu Phuoc,alors directeur de l’IMVN et président du Conseil scientifique sur lelithophone, a confié à ces deux artistes deux blocs de pierre de 6 kgchacun, leur proposant de rénover le lithophone de manière à ce qu’ils’adapte mieux à l’orchestre traditionnel et aussi à l’orchestremoderne.
Ravis et émus de cette confiance, les deuxfrères ont décidé de se mettre à l’ouvrage, bien conscients que lapartie était loin d’être gagnée d’avance.
Pourquoi cent roches ?
Un bon lithophone ne doit être fabriqué qu’à partir de granite ou demarbre. «Pour nous, faute d’argent, c’était une chose impossible. Alors,nous avons décidé de le réaliser avec de la pierre sonore», confie ChiTrung. Avec leurs vieux vélos, les deux frères sont allés dans denombreuses carrières, même dans des localités lointaines comme NhaTrang, Dà Nang, Ngu Hành Son …
Chi Trung a découvert lanécessité d’ajouter une caisse de résonance au lithophone. «Grâce àelle, les roches ordinaires peuvent résonner comme il faut»,affirme-t-il. Une découverte importante grâce à laquelle il peutdésormais profiter des roches ordinaires. Avec comme moyen de travailune machine à couper et un polissoir, les deux artistes se sont donnéscorps et âme pour façonner leur instrument de musique archaïque venu dufond des âges.
Mais pourquoi «cent roches» ? «L’idéevient de la légende du père Dragon et de la mère Oiseau», se souvientChi Trung. Ce couple légendaire a donné naissance à cent œufs d’où sontsortis cent fils. Cinquante d’eux ont suivi la mère dans les montagnes,et les cinquante autres le père sur la côte, pour devenir après des roisHùng - fondateurs du pays. «C’est le symbolisme de notre lithophone.Distinctes les unes des autres, ces cent roches ont cependant la mêmesource», explique-t-il.
La naissance du lithophone àcent touches en dit long sur la créativité des deux artistes, et aussisur leur amour infini pour le pays. Cet instrument introuvable ailleurspeut s’accorder harmonieusement aussi bien à un orchestre traditionnelque moderne. -CVN/VNA