Selon le Professeur et Docteur en musicologieTrân Van Khê, le cai luong tire ses origines du don ca tài tu(littéralement «chants des amateurs»). Ce dernier, né vers la fin duXIXe siècle, est un art musical folklorique spécifique du Sud,caractérisé par des airs mélancoliques que chantent les paysans du deltadu Mékong. D’ordinaire, on chante le soir, après avoir terminé lestravaux champêtres, accompagné au dàn co (viole à deux cordes) qu’onjoue soi-même. La musique et les chansons s’inspirent pour la plupartdes scènes de vie et aussi de l’état d’âme du chanteur.
Ladifférence entre le don ca tài tu et le cai luong réside, en premierlieu, en leur mode de représentation. Si le premier ne peut être chantéqu’en solo, le second est plus varié, avec notamment des airs échangésentre deux chanteurs/es, et des pièces théâtrales (avec plusieurspersonnages). D’où son nom de cai luong (théâtre rénové). De plus, lecai luong est toujours accompagné de gestes expressifs de la part duchanteur et d’un orchestre traditionnel.
À l’origine, lechant des amateurs n’était pas accompagné de gestes. Le changement a eulieu au début du XXe siècle, lors d’une tournée en France de la troupedon ca tài tu de My Tho, dirigé par son directeur Tu Thiêu. En cettepremière décennie des années 1900, la troupe de Tu Thiêu était tellementréputée qu’elle était invitée à se produire tous les soirs au cinémaCassino de My Tho.
Un tournant historique à Marseille
Du15 avril au 15 novembre 1906 à Marseille, la troupe don ca tài tu de TuThiêu a eu l’honneur de participer à la Fête foraine des payscoloniaux. Une photo de l’époque la représente composée de 16 personnes(neuf hommes, cinq femmes et deux enfants) tenant leurs instruments demusique: viole à deux cordes, monocorde, cithare à seize cordes, luth àquatre cordes, luth à caisse ronde et à deux cordes, gong, tambour…
C’està cette fête foraine française que les amateurs vietnamiens se sontproduits pour la première fois sur scène, devant un public cosmopolite(comme le voulait le comité d’organisation). Une petite révolution pourcet art qui voulait que le chanteur et l’orchestre qui l’accompagnait seplacent sur une natte au milieu des spectateurs.
De retour auVietnam, cette rénovation, dite «effet de Marseille», a été appliquéepar la troupe, notamment lors de ses représentations au cinéma Cassino. Àtour de rôle, le (la) chanteur (euse) apparaissait sur scène, à côté del’orchestre, juste devant l’écran, en face des spectateurs. Et dechanter chacun quelques airs avec des gestes expressifs.
Latournée en France de la troupe de Tu Thiêu et son nouveau style dereprésentation ont été décrits dans le Mémoire intitulé «50 ans depassion pour le don ca tài tu» du chanteur Vuong Hông Sên, et aussi dansle livre Les théâtres scéniques du Vietnam de Trân Van Khai. Le livrede Trân Van Khai a permis de faire toute la lumière sur l’histoire deschants ancestraux, dont don ca tài tu et cai luong. Il est écrit dans lelivre : Vers 1910, la troupe de Tu Thiêu se produisait en permanence aucinéma Cassino et dans la gare de My Tho.
À cetteépoque-là, pour aller à Saigon (Hô Chi Minh-Ville actuelle) les gens desprovinces du delta du Mékong (comme Vinh Long, Sa Dec, Cân Tho, BacLiêu, Rach Gia…) devaient passer par la gare de My Tho. Une fois, enpassant la nuit à My Tho, le chef de la troupe de don ca tài tu de VinhLong, Tông Huu Dinh, a écouté la chanteuse Ba Dac interpréter en mêmetemps trois personnages inspirés du roman en vers Luc Vân Tiên (del’écrivain - poète Nguyên Dinh Chiêu, 1822-1888). Impressionné par cenouveau style scénique, Tông Huu Dinh a décidé de «rénover» sa troupe.C’est ainsi que ses chanteurs se sont mis à jouer chacun un personnage,avec des gestes.
C’est en 1915-1916 que le style de chantsalternés (entre les personnages) s’est affirmé sur la scène au Sud,donnant la première forme au cai luong. Et la première pièce complète,Kim Vân Kiêu, a été jouée en 1918, à My Tho. Le premier dramaturge decai luong doit être l’écrivain - journaliste Truong Duy Toàn (pseudonymeManh Tu, 1885-1957). Il a été l’auteur de plusieurs pièces inspiréesd’anciens romans, très célèbres en ce temps-là, comme Kim Vân Kiêu, LucVân Tiên, Trang Châu mông hô diêp, Luu Yên Ngoc… C’est à partir de cetteépoque-là que le cai luong a explosé dans le Sud du Vietnam.
Un chant patrimoine mondial
Décembre2013, le don ca tài tu du Nam Bô (chant des amateurs du Sud) a étéclassé par l’UNESCO dans la liste représentative du Patrimoine culturelimmatériel de l’humanité. Un art vocal centenaire aux racines à la foissavantes et populaires, qui est toujours resté vivace au sein de lacommunauté rurale du delta du Mékong. -CVN/VNA