L’école était située dans le territoire de l’ancien village de Ke Buoi(pamplemousse), baptisé par les Français "Village du papier" à cause deses ateliers familiaux de fabrication de papier traditionnel. D’autrepart, le mot "protectorat" (Bao hô) piquait au vif parce quel’administration coloniale avait divisé ma colonie vietnamienne en troisparties, le Nord et le Centre appelés “protectorat” par euphémisme.
À une époque où 95% de la population vietnamienne étaient analphabète,le Lycée des Pamplemousses faisait presque figure de grande école,jouissant d’un prestige beaucoup plus grand que ses homologues Henri IVou Louis-le-Grand dans la métropole. Son histoire illustre à merveilledeux phénomènes socioculturels enchevêtrés: la colonisation etl’acculturation, ainsi que le rôle des individus pris dans cetengrenage.
Enseignement franco-indigène
L’Université indochinoise, rachitique, avait pour but avoué decanaliser les élites vers les fonctions assignées par la colonisation.Une note du ministère des Colonies (1919) précisait: "Ce sontprécisément les natifs instruits dans nos méthodes et nos idées qui sontles ennemis les plus dangereux de notre autorité et les partisans lesplus résolus d’un home-rule, où nous n’aurions plus aucune place… Ilconvient de ne pas ouvrir trop largement le domaine des idéesspéculatives, mais de favoriser au contraire l’acquisition desconnaissances les plus essentielles".
Cet état d’esprit nous aide à comprendre la création et lefonctionnement du collège des Pamplemousses: fondé en 1908, le collègedu Protectorat, installé dans les locaux d’une ancienne imprimerie deSchneider, avait d’abord ouvert des classes pour un enseignementprimaire supérieur de quatre ans. Avec l’adjonction en 1924 d’unenseignement de trois ans pour le "baccalauréat local", il est devenu en1931 un lycée qui adopta les normes du bac de Paris.
L’ancien système d’éducation basé sur les caractères chinois et lesclassiques confucéens était liquidé. On employait le français, levietnamien figurait comme langue étrangère. Les programmes étaient axéssurtout sur les connaissances scientifiques usuelles.
Les élèves du Lycée des Pamplemousses
Dans le cadre de la colonisation, l’acculturation entrait en jeu,déjouant parfois les calculs colonialistes, tirée vers le sens de laréaction ou du progrès selon l’orientation des protagonistes,colonisateurs et colonisés. Indépendamment de la volonté de sescréateurs, le lycée des Pamplemousses ne s’était pas réduit au simplerôle d’outil de fabrication de fonctionnaires serviles.
Nombre d’élèves participaient, parfois clandestinement, à la luttecontre l’analphabétisme, prélude au combat de libération nationale. Ungroupe de professeurs dont Hoàng Xuân Han a créé une terminologiescientifique qui devait servir de base à un enseignement secondaire etsupérieur en vietnamien.
Contre la contenance un tantinet hautaine du lycée Albert-Sarrautréservé aux Français et fils de mandarins, les élèves du Lycée desPamplemousses manifestaient publiquement plus d’une fois leur profondattachement aux valeurs vietnamiennes. Certains d’entre nous refusaientde singer l’accent français en parlant le français, et d’employer lefrançais hors de la classe. Ce qui ne nous empêchait pas de nous enivrerdes autres Français, de Corneille à Gide, et d’imprimer à notreécriture vietnamienne la clarté et la précision du style français.
Les Français toléraient l’enseignement de l’histoire du Vietnam dansles classes primaires supérieures, mettant l’accent sur les invasionschinoises sans doute pour faire ressortir leur rôle de protecteurs.Mauvais calcul, parce que les leçons sur la lutte contre l’agressionchinoise impliquaient la lutte contre l’agression étrangère en général.
L’histoire de France (programme de Paris) dispensée dans les classessecondaires, en particulier la Révolution de 1789 avec des idées deliberté et d’égalité, ne contribuait pas moins à entretenir la flamme dupatriotisme. Point n’est étonnant que la crème des anciens enseignantset élèves du lycée des Pamplemousses ait participé à la Révolution de1945. Nous ne parlons pas des grèves patriotiques avant cette date. Lamajorité des professeurs vietnamiens, bien que ne faisant pas lapolitique, se montraient très dignes et aimaient leur pays du fond deleur cœur. Si quelques professeurs français affichaient un certainracisme colonial, la plupart faisait preuve de réelle démocratie, telsPierre Foulon (philosophie), Lucas (histoire), Lohéné (anglais). -CVN/VNA