Le Général Vo Nguyên Giáp a accordé une interview exclusive au Courrier du Vietnam de l’Agence vietnamienne d’information en 1996 à l'occasion du 50e anniversaire de la Première Résistance. Revenons sur cette journée mémorable marquant le début d'une guerre qui coûta cher et au Vietnam et à la France.

* Voudriez-vous nous donner, Mon général, des informations plus détaillées sur l'événement du 19 Décembre 1946 ? Qui a ouvert le feu dans la nuit du 19 Décembre ? Actuellement plusieurs personnes se demandent encore qui est à l'origine de l'événement du 19 Décembre. Comme on l'a su, le Président Hô Chi Minh a tout fait pour éviter la guerre. Pourquoi donc l'armée et les forces d'auto-défense ont ouvert le feu cette nuit-là ?

D'après des documents notoires, il est aujourd'hui confirmé que les colonialistes français ont préconisé de réimposer par la force leur domination sur la péninsule indochinoise. Quand nous étions à Tân Trào, nous avions établi que les colonialistes français étaient l'ennemi le plus dangereux, De Gaulle ayant proclamé à Brazzaville qu'il fallait restaurer le régime colonial par les forces armées. De notre côté, nous étions résolus à défendre nos objectifs qui étaient l'indépendance totale et l'unité du pays, mais nous souhaitions également éviter toute effusion de sang pour les deux peuples, vietnamien et français.

C'est pour cette raison qu'à partir du jour même de la proclamation de notre indépendance (2 septembre-NDLR), nous avions cherché à entreprendre des négociations, des échanges de vues entre Hoàng Minh Giám et Sainteny - un homme compréhensif.

Les négociations ont abouti à l'accord du 6 Mars- conclu dans la nuit du 5 Mars 1946-avec une grande concession de notre part sur l'objectif du Vietnam qui était alors l'indépendance totale: Le Vietnam n'était plus qu'un "Etat indépendant faisant partie de l'Union française ".

Je souligne que cet accord a été signé en l'absence de D'Argenlieu, Haut - commissaire de France en Indochine,rentré en France à ce moment-là. Informé plus tard de cet événement, D'Argenlieu s'y opposait, le considérant comme un acte de trahison; il donna alors l'ordre aux troupes françaises d'accélérer les opérations au Nam Bô et de monter sur les Hauts Plateaux .

A la mi-Avril 1946, je participai aux pourparlers à Dà Lat. J'eus plusieurs entretiens avec D'Argenlieu. Les Français ne cachaient pas leur intention de rétablir leur domination en Indochine. Quittant Dà Lat, je pressentis que la guerre était inévitable.

Malgré cela, pour montrer notre bonne volonté, le président Hô Chi Minh n'ajourna pas sa visite en France en tant que chef d'Etat, et suivit sur place à Paris le déroulement de la conférence de Fontainebleau, qui, cette fois également, fut bloquée. Pour éviter l'échec total, un modus vivendi fut signé tard dans la nuit du 14 Septembre 1946, avec encore une nouvelle concession: Nous reconnaissions les intérêts économiques et culturels de la France au Vietnam, en échange d'un cessez-le-feu au Nam Bô et de quelques libertés et droits démocratiques dans la zone occupée. Pour la partie vietnamienne, c'était l'ultime concession afin de maintenir un climat de détente.

La situation ne cessait de s'aggraver, au Nord comme au Sud. À la fin de Novembre 1946, les troupes françaises attaquèrent et occupèrent le port Hai Phong , le chef-lieu Lang Son,multiplièrent les provocations à Hànôi:tirs sur les barricades, sur les milices d'auto-défense, massacres de la population civile dans les rues Hàng Bún, Yên Ninh.

Pendant que se poursuivaient les entrevues entre Hoàng Minh Giám et Sainteny, les troupes françaises recevaient l'ordre de tout faire pour monter un "scénario de coup d'Etat " . Le 18 Décembre 1946, le Général Morlière, commandant des troupes françaises au Nord de l'Indochine, envoya deux ultimatum consécutifs, exigeant la présence française dans un certain nombre de positions, le droit de maintenir l'ordre dans la capitale, et, " "si au matin du 20 Décembre 1946 ces conditions ne sont pas satisfaites, les troupes françaises passeront à l'action. " Le troisième ultimatum envoyé au grand matin du 19 Décembre exigea encore le désarmement des milices d'auto-défense de Hanoi.

Tous ces actes provocateurs n'ayant pas réussi à créer les "prétextes escomptés " , les Français sont dans l'obligation de prendre l'initiative des opérations militaires .

La guerre était évidemment inévitable. Nous assumerions une grande responsabilité devant l'Histoire si nous laissions nos troupes et notre population dans les villes et chefs-lieux devenir victimes d'un coup d'Etat. Le matin du 19 Décembre 1946, le Président Hô Chi Minh convoqua une réunion du Comité permanent du Parti à Van Phuc (dans la banlieue de Hanoi), au cours de laquelle fut prise la décision de déclencher la Résistance. Immédiatement après, l'ordre de combat fut transmis aux bases de résistance: Ouvrir le feu à 20h, le 19 Décembre 1946.

La situation fut tendue à l'extrême durant une longue période. D'efforts en efforts le président Hô Chi Minh a été on ne peut plus patient. Il a tout tenté pour éviter à la nation une longue résistance qu'il savait certainement victorieuse, mais "passant par de dures épreuves ". Le 17 Décembre 1946, il envoya encore un message au président du conseil Léon Blum pour lui demander de faire respecter les accords signés, message qui fut retenu par D'Argenlieu et transmis que plus tard au Gouvernement français. La responsabilité devant l'Histoire revenait clairement au coté français.

* Nous avons dû, à cette époque, entreprendre la guerre de résistance contre un ennemi mille fois plus fort. Sur quels fondements étions-nous alors assurés de la victoire ?

Le peuple vietnamien hérite d'une tradition millénaire de patriotisme, de lutte indomptable pour l'indépendance et la liberté, et de l'art militaire de "vaincre le grand nombre par le petit nombre " , de "gagner les grandes batailles avec de petites armées " , et convaincu qu' "une grande cause triomphe toujours de la violence et de la cruauté " .

En outre,le président Hô Chi Minh avait trouvé la voie pour le salut national, et a poursuivi inlassablement l'objectif final du peuple sous la direction du Parti: reconquérir l'indépendance nationale, édifier un régime de démocratie populaire progressant vers le socialisme, oeuvrer suivant le principe "pour le peuple et par le peuple " , apporter l'indépendance, la liberté, le bonheur pour chacun. Le Parti a rallié, mobilisé, armé tout le peuple, menant la révolution d'Août à la grande victoire. Nous avons hérité, perpétué et enrichi cette tradition de lutte.

"Une armée, si moderne qu'elle puisse être, ne peut rien contre la détermination de tout un peuple " . C'est ainsi, qu'en déclenchant la Résistance générale, le président Hô Chi Minh et le Parti ont assuré que cette longue guerre, entreprise par tout le peuple, sur tous les fronts, aboutirait certainement à la victoire. L'appel à la Résistance du Président Hô Chi Minh a reflété cette pensée et cette foi - une foi construite sur une base scientifique et révolutionnaire, sur la force unifiée de tout le peuple.

* Voudriez-vous apporter, Mon Général, votre réponse à la question posée en de fréquentes occasions à l'heure actuelle: "Etait-il alors possible d'éviter la guerre entre le Vietnam et la France ?

En 1985, un scientifique français m'a transmis une question analogue de la part de la fille du feu Maréchal Leclerc: "la guerre entre la France et le Vietnam aurait-elle pu être évitée ? " . Il est à remarquer que la famille de Leclerc comme la famille de De Lattre de Tassigny - anciens commandants des troupes françaises en Indochine - ont été victimes de cette guerre. Chaque famille a vu un de ses fils tomber sur le champ de bataille au Vietnam.

Le Président Hô Chi Minh a dit que "Le sang français tout comme le sang vietnamien est du sang, un Français tout comme un Vietnamien est un être humain" . Il n'a cessé d'écrire au Gouvernement, à l'Assemblée nationale, au premier ministre français, pour proposer des entretiens avec les commandants des troupes françaises à Hanoi afin d'empêcher le déclenchement de la guerre.

À cette époque, dans le milieu des dirigeants français il y avait des hommes raisonnables qui prévoyaient les sombres perspectives d'une guerre d'agression; cependant ils n'ont pas pu imposer leur opinion. L'impérialisme croit toujours en la victoire par la force sur les faibles nations.

Il y avait pourtant quelques chances d'arrêter la guerre une fois déclenchée. Le Président Hô Chi Minh a plus d'une fois appelé le Gouvernement français à négocier avec la partie vietnamienne; il ne laissa passer aucune occasion pour rétablir la paix. Mais la guerre ne pouvait pas être arrêtée par un seul antagoniste.

A la mi-Mai 1947, Paul Mus fut envoyé à Viêt Bac pour remettre au Président Hô Chi Minh un message de Bollaert - Haut Commissaire de France en Indochine - en réponse à l'appel du Président à l'arrêt des hostilités, et aux négociations visant à régler pacifiquement le conflit. Les conditions exigées par les Français étaient les suivantes: le désarmement de l'armée vietnamienne, la liberté de déplacement pour les troupes françaises sur le territoire vietnamien. Le Président Hô Chi Minh a dit alors: "Je sais bien que vous avez participé à la Résistance du peuple français contre le fascisme hitlérien. Si les Nazis avaient envoyé à la France un tel ultimatum, les Français l'auraient-ils accepté ? Si vous étiez à ma place, quelle serait votre réponse à Mr. Bollaert ? ". Paul Mus a répondu: "Je comprends ce que Mr le Président entend dire. Que Mr le Président et le peuple vietnamien puissent remporter la victoire ".

Nous souhaitions la paix, mais pas à n'importe quel prix; ce devait être la paix dans l'indépendance et la liberté.

Il en fut de même avec la Résistance anti-américaine. Vers la fin de l'année 1995, McNamara, ancien Secrétaire à la Défense des Etats-Unis, m'a posé une question lors d'une entrevue : "N'y aurait-il pas eu quelques chances de paix que nous aurions laissé passer en temps de guerre ? ". Je lui ai répondu: "Le peuple vietnamien est épris de paix plus que quiconque . Le Vietnam est déterminé à lutter contre les agresseurs, mais il cherche à arrêter la guerre au plus vite. Le Vietnam a suivi de près et analysé minutieusement les discours du président américain à Baltimore, Manille, et la formule Antonio... Cependant, chaque fois que le dirigeant américain parlait d'initiative de paix, il renforcait le corps expéditionnaire au Vietnam. Ainsi, on ne pouvait que constater que la paix était factice et la guerre, bien réelle, ou bien que c'était un pax americana.

J'ai constaté en lisant vos "Mémoires" que vous avez tiré une conclusion essentielle de la guerre au Vietnam : les Américains ont fait la guerre au Vietnam en n'ayant cependant aucune connaissance de la géographie, de l'histoire, de la culture, des us et coutumes, de la personnalité des Vietnamiens en général et de leurs dirigeants en particulier. On ne peut pas imposer la volonté d'un peuple (si fort soit-il) à un autre. La paix et l'amitié entre nations ne peuvent exister que sur le respect de l'égalité et de la souveraineté" .

Pour notre part, "Rien n'est plus précieux que l'indépendance et la liberté". C'est une vérité que l'Histoire a de tous temps confirmée . - VNA