Hanoï (VNA) - Au temps de l’enseignement classique basé sur le confucianisme, le lettré traditionnel vietnamien se tenait à l’écart du commerce et des finances, des questions économiques en général.
Hoàng Ðao Thúy (1900-1994), père du scoutisme vietnamien, colonel de l’Armée populaire du Vietnam dont il a créé le service de liaison, est connu pour ses ouvrages érudits sur Hanoï et le Vietnam culturel. Son livre posthume intitulé Hà Nôi thanh lich (Hanoï, la cité de la finesse et de l’élégance, Éditions Giáo Duc, Hanoï, 1996) est une petite encyclopédie populaire sur la capitale au début du XXe siècle, période clé du passage de l’ancien au nouveau Vietnam sous l’effet de la colonisation française.
Je ne peux résister au plaisir de traduire pour les lecteurs étrangers un chapitre tiré du livre, chapitre dans lequel Hoàng Ðao Thúy analyse l’influence du confucianisme pour montrer pourquoi le lettré traditionnel vietnamien se tenait à l’écart du commerce et des finances, des questions économiques en général.
Philosophie morale fondée par Confucius et Mencius
Le confucianisme a eu une influence durable sur notre pays. Il y a 2.500 ans, Confucius et Mencius avaient préconisé une éthique politique, les vertus d’humanisme et de justice, la démocratie, le rejet des superstitions. Ils étaient bien en avance sur leur temps. Le confucianisme parle aussi d’un monde de la concorde universelle, monde dans lequel on prend soin de ses enfants et de ceux d’autrui, on respecte les vieilles gens de sa famille et celles des autres.
Depuis des milliers d’années, les générations qui se sont succédé ont poursuivi de manière scolastique le même enseignement confucéen, ce qui explique nombre d’archaïsmes et des interprétations éthiques contradictoires.
En voici un exemple. Mencius a professé : "Quand les supérieurs et les inférieurs se disputent à cause des intérêts matériels, le pays est en danger". L’enseignement contre l’égoïsme restait valable. Mais nos pères lui donnaient également un autre sens : "Une âme noble doit mépriser les richesses matérielles". Sachant que sans le commerce, on ne peut s’enrichir, ils pensaient: "Quand on fait le commerce, il faut mentir" ; ils conseillaient donc à leurs descendants de ne jamais se livrer au commerce.
Nos pères enseignaient à leurs enfants : "Quand on prend un bol de riz, il faut penser aux peines du laboureur. Quand on porte des vêtements, il faut penser aux peines du tisserand".
Ils pensaient à élever le niveau de vie du travailleur mais ils ne pensaient pas à la répartition des produits.
Nous avions des lettrés qui s’intéressaient aux sciences et à la production. Lê Quý Ðôn (XVIIIe siècle) a étudié les différences variétés de riz. Pham Phú Thu (XIXe siècle) a publié des livres scientifiques que personne n’a lus. Luong Nhu Hôc (XVe siècle) a amélioré la xylographie. Le Docteur ès humanités Tuê Tinh (XIVe siècle) a opté pour la médecine. Le Premier Docteur Pham Ðôn Lê tissait des nattes. Mais ce sont des cas exceptionnels.
Le commerçant était classé dernier dans les quatre catégories sociales fondamentales : lettrés, cultivateurs, artisans, commerçants. Les enfants apprenaient à l’école élémentaire :
"Toutes les occupations sont de rang inférieur,
Seule la fréquentation des livres est noble".
Le commerçant était considéré comme indigne d’estime. Comme il ne respectait pas toujours sa parole, comme il mentait, il était souvent l’objet du mépris universel.
Classé en tête de la liste des valeurs sociales, le lettré a vu parfois sa position perdre sa première place, comme dit le parler populaire :
"Premier est le lettré, deuxième le cultivateur
Quand il n’y a plus de riz, on se démène
Premier est le cultivateur, deuxième le lettré".
On appelait aussi au lettré la brutale réalité. Mais lui, il voulait rester lettré, parce que du jour au lendemain, avec la réussite aux concours triennaux, il pouvait devenir mandarin. Ou au moins maître.
Quid de la femme du lettré ?
Si on ne pouvait devenir mandarin, on pouvait quand même se réaliser en devenant maître (dat vi su). Bien maigres étaient les rétributions d’un maître d’école, mais qu’importe !
Garder la dignité humaine est une bonne chose. Mais pourquoi se résigner à la pauvreté ?
De plus, les charges de famille incombaient à la femme du lettré. Les femmes ne pouvaient pas faire d’études, ni avoir des relations sociales. À elles il ne revenait de faire que du petit commerce pour permettre à la famille de survivre.
Les Chinois ont accaparé le gros commerce avec l’étranger. Ils avaient même la mainmise sur notre commerce interprovincial. Ils vendaient nos articles artisanaux à d’autres pays, les faisant passer pour des produits chinois. C’est seulement dans les marchés de campagne que s’affirmait la présence de nos femmes. Mais là aussi, le Chinois faisait main basse sur les marchandises qui pouvaient être écoulées ailleurs.
Quelques rares femmes traitaient directement avec les pays étrangers ? Dans la rue des Paniers à Hanoï, quelques dames faisaient un commerce prospère, mais c’était surtout un commerce de détail. En réalité, nos femmes ne manquaient pas de sens du négoce, et l’ont souvent prouvé.
Pour conclure, le peu de considération accordé à l’économie, le mépris du commerce, est l’une des raisons qui expliquent la pauvreté et la faiblesse de notre pays dans l’ancien temps. Quand l’étranger nous a ouvert le droit au commerce extérieur, ce fut la fin.
C’est seulement au début du XXe siècle qu’une poignée de lettrés confucéens se mirent à faire du commerce. À Phan Thiêt, le groupe Nguyên Thông fonda la compagnie Liên Thành. Nghiêm Xuân Quang ouvrit le magasin Hông Tân Hung dans la rue des Paniers à Hanoï. Faute de connaissances économiques et de savoir-faire, ces entreprises ont vite périclité. -Huu Ngọc/CVN/VNA