Le marché légendaire "Âm Duong", où les vivants rencontrent les morts, se tient dans la nuit du 4e jour du 1er mois lunaire dans le delta du fleuve Rouge. Il s'inscrit dans l'espace culturel du "quan ho" traditionnel qu'il pare de mystère.

Sur un terrain vide à côté d'un ancien temple sacré, les silhouettes des acheteurs et vendeurs se découpent dans le manteau de la nuit. Ils se côtoient, chuchotent à la lueur pâlissante des bougies. Bienvenue au marché Âm Duong (Yin-Yang) dans le village d'Ó (Xuân Ô actuel), commune de Vo Cuong, ville de Bac Ninh (Nord).

Dans cette région, champ de bataille dans la nuit des temps, les légendes fleurissent, vous prennent par la main. "Le marché a vu le jour au lendemain de la dure résistance menée sur place par les deux Sœurs Trung contre les envahisseurs, aux alentours de 40 après J.-C", a estimé Nguyên Thanh Tuy, un septuagénaire qui a consacré plusieurs années de sa vie pour étudier l'histoire du village.

De très nombreux soldats y auraient été tués. "Après le combat, les familles des soldats morts y étaient venus à la recherche des âmes des morts. Ils avaient apporté des objets votifs", a-t-il expliqué.

Tous les ans, afin de prier pour les âmes, le marché se réunit à la tombée de la nuit du 4e au 5e jours du Têt traditionnel, au moment où le ciel et la terre s'harmonisent, le yang cède sa place au yin, le jour à la nuit.

Vendeurs et acheteurs se rassemblent à l'ombre d'un grand banian séculaire près du cimetière du village. Ils s'échangent des poulets noirs, des objets votifs, des baguettes d'encens, des noix d'arec, des fruits et du bétel. Chaque client en apportait un pour le sacrifier au génie tutélaire du village. "Comme ce marché vendait beaucoup de poulets noirs, il est appelé Gà Ðen et le village Ó", selon Nguyên Van Hy, un des patriarches du village.

Les personnes qui se rendent sur ce marché pensent qu'ils sont en compagnie des âmes des soldats morts au combat qui reviennent pour ce rendez-vous très particulier, puis disparaissent avant le lever du soleil.

Dans cette nuit mystérieuse, on circulait tous en douceur, se parlait à voix basse pour ne pas effrayer les âmes, banissait la lumière de crainte que les âmes se dispersent en plein désarroi. Le client ne marchandait pas comme sur les marchés ordinaires et le vendeur ne comptait pas l'argent reçu. On va au marché en espérant acquérir la bonne fortune et se débarrasser de la malchance.

À l'entrée du marché était posée une bassine d'eau où l'on peut tester si une pièce de monnaie est payée par un vivant ou un esprit. Celle qui flotte sur l'eau provient sans doute d'un fantôme ! Malgré cette bonne vieille recette, on prend parfois des vessies pour des lanternes, empochant coquilles et feuilles de phrynium - la "monnaie des morts". Mais on est heureux d'avoir ainsi fait d'oeuvre charitables pour les morts.

Ce marché des mondes de la clarté et des ténèbres a inspiré la peinture, la littérature et le cinéma. Là où le réalisateur Dang Nhât Minh a tourné "Bao gio cho dên thang muoi" (Quand viendra le mois d'octobre). Ce film, sélectionné par la chaîne CNN comme l'un des 18 meilleurs films d'Asie de tous les temps, évoque la guerre et ses terribles conséquences socio-économiques et humaines.

Avec le passage du temps, Kinh Bac, terre du "quan ho" (chant alterné) reconnu patrimoine culturel immatériel de l'humanité, a bien changé. Le lieu où l'on vendait les poulets noirs est devenu un champ de légumes. Mais la tradition demeure vivante. L'an dernier, le ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme a demandé à la province de Bac Ninh de restaurer la séance de marché légendaire à Xuân Ô.

Si l'éventail s'élargit désormais aux poules de tout plumage, aux tissus, aux turbans, aux mouchoirs, aux chaussettes, etc., les chuchotis restent toujours de mise dans ce marché à la belle étoile sans cabanes, ni lampes à acétylène.

Chaque printemps, les villageois locaux attendent le jour du marché pour enfiler les vêtements traditionnels, les garçons se munissent d'une ombrelle noire et les filles, d'un chapeau plat traditionnel, en feuille de latanier.

Quand le marché se disperse avant l'aube, vendeurs et acheteurs peuvent s'inviter à entrer dans des auberges pour prendre le thé, mâcher du bétel et chanter le "quan ho". Au pays des duos d'amour, les chants folkloriques rythment de plus belle les fêtes printaniers. "Mông bôn là hôi kéo co/ Mông nam hôi Ó chang cho nhau vê" (Au 4e jour du Têt traditionnel se déroule la fête de la lutte à la corde/ Au 5e jour, celle du "quan ho" d'O où on ne peut pas se quitter). -AVI