La Révolution d’Août 1945 a fait couler beaucoup d’encre de bon nombre des historiens occidentaux, dont David G. Marr. Son ouvrage "Vietnam 1945 : The quest for power" est hors pair pour une analyse comprendre «une des périodes clé de l’histoire du Vietnam moderne» , estime William J. Duiker dans The Journal of Asian Studies.

David G. Marr, professeur à l’Université nationale d’Australie, Prix John King Ferbank de l’Association américaine d’histoire, s’était déjà imposé comme spécialiste de l’histoire contemporaine du Vietnam avec deux ouvrages subitantiels : "Vietnamiense Anticolonialism (1885-1928)" et "Vietnamese Tradition on Trial (1920-1945)".

Depuis la parution de "Vietnam 1945 : The quest for power" en 1995, je pense qu’aucun autre manuscrit traitant de la Révolution vietnamienne de 1945 qui avait redonné l’indépendance au Vietnam n’a pu égaler l’oeuvre de Marr en analyse objective, richesse documentaire et profondeur de pensée. C’est le fruit de 13 années de labeur et de chasse aux documents au Vietnam, en France, aux États-Unis, en Australie… afin de tisser une fine tapisserie d’histoire comparée combinant différents points de vue.

Un Vietnamologue

Rien d’étonnant que l’œuvre de Marr ait été accueillie avec admiration : « C’est, selon Kirkus Reviews, un livre méticuleux et objectif, un document indispensable pour comprendre l’origine de l’intervention américaine au Vietnam» . A.O. Edmond juge que Vietnam 1945 : The quest for power est un chef d’œuvre du métier d’historien (Choice). Ann. M. Herrington recommande vivement cet ouvrage «m éthodique et rationnel » qui présente un mélange complexe de nationalisme d’impérialisme, et de colonialisme sur un fond international (History).

Philip E. Lilierthal Book pense que c’est « la vision la plus complexe des années les plus importantes de l’histoire contemporaine du Vietnam et un jalon dans l’étude du Vietnam, ce sera un jalon pour longtemps, une référence standard ». 

La couverture du livre Vietnam 1945 : The quest for power.

J’ai eu le plaisir de travailler pendant quelque temps avec Marr. Je lui en sais gré de m’avoir envoyé un e-mail de félicitations, il y a quelques années, pour mon anniversaire. Ce message rappelle en particulier nos rencontres et notre collaboration. Le voice : «Je suis certain que notre première rencontre remonte à 1974, dans l’excellente bibliothèque des Éditions en langues étrangères de Hanoi, dans un building boulevard Trân Hung Dao. J’y venais souvent pour jouer au ping-pong avec le Docteur Nguyên Khac Viên et discuter avec Huu Ngoc au sujet de la traduction d’œuvres vietnamiennes en anglais. Dans les années 1980, il m’a présenté à plusieurs militants chevronnés de la Révolution de 1945 qui m’ont par la suite donné des documents pour Vietnam 1945 : The quest for power. À la fin de la décennie 1990, Huu Ngoc a adhéré au groupe Phan Huy Lê, Viêt Phuong, Hy Van Luong, Ban Kerkyliey, David G. Marr, pour réaliser un projet concernant la traduction d’œuvres typiques des sciences humaines et sociales de l’Occident ».

Il faut une mémoire d’historien pour pouvoir retenir les faits ordinaires de manière si précise. David G. Marr commence Vietnam 1945 : The quest for power avec une remarque fort pertinente : « N’importe quel Vietnamien dépassant la soixantaine peut vous dire ce qu’il faisait dans les dernières semaines de 1945. Tout comme les Américains appartenant plus ou moins à la même génération pourraient rappeler leurs réactions le 7 décembre 1941 quand les Japonais bombardèrent Pearl Harbour, ou ceux de la génération suivante qui pourraient se remémorer où ils étaient et leurs réactions quand ils apprirent la nouvelle de l’assassinent du Président J. Kennedy le 22 novembre 1963».

La Révolution d’Août

«En tant qu’individus, nous percevons instantanément la grandeur de tels événements, nous nous lions à eux et chérissons nos souvenirs. Pour des millions de Vietnamiens de 1945, ce n’est pas simplement une suite de réactions médiatiques mais une suite de participation directe à l’événement. Ils étaient conscients qu’ils étaient des faiseurs de l’histoire, et non des témoins. Beaucoup d’entre eux sentaient que leur vie était en train de changer de manière irrésistible, bien qu’aucun d’entre eux, même les plus prescients ne puissent imaginer où tout cela allait aboutir. En 1994, un leader vétéran du Parti communiste vietnamien m’a dit pensivennent +Août 1945 a été le moment le plus révolutionnaire de ma vie+ laissant entendre qu’un tel sommet d’idéalisme, d’enthousiasme et de simplicité ne pourrait se renouveler pendant ses décennies de lutte ultérieure ».

La Révolution d’Août voit la prise du pouvoir de fait par le Viêt Minh, après près d’un siècle de colonisation française sur le territoire vietnamien. Cet épisode est l’un des préludes à la guerre d’Indochine.

L’idée d’écrire ce livre est venue à Marr dès 1961, à Montercy, il écoutait ses professeurs de vietnamien évoquer leurs souvenirs de la Révolution d’Août. Six ans plus tard, il a eu l’occasion d’interviewer quelques éminentes personnalités viet-namiennes et japonaises liées à cet événement. Au milieu des années 1970, la France a ouvert au public des archives indochinoises de valeur, et au Vietnam, les bibliothèques ont mis à la disposition des chercheurs des centaines d’histoires régionale du Parti communiste du Vietnam (PCV) et de mémoires révolutionnaires.

Cette aubaine a convaincu Marr au sujet de la possibilité d’écrire une étude détaillée et profonde sur l’Août 1945 au Vietnam. En 1980, il a pu envoyer chez lui 80 pounds de vieux livres et journaux racolés dans les rues et librairies d’occasion de Hanoi. Mais sa plus grande joie fut de découvrir, déposées à Aix-en-Provence, de précieux documents de la période du gouvernent royal Bao Dai et de la République démocratique du Vietnam à ses débuts. 

Naturellement, Marr a dû confronter les sources internationales très diverses pour mieux définir les attitudes respectives de la France, du Japon, de l’Angleterre, des États-Unis et de la Chine. Il s’efforce de faire ressortir les principaux acteurs de l’histoire de 1945, chose très difficile. Par exemple, il n’est pas facile de dépister Hô Chi Minh qui vivait erré dans différents pays, portant plus de cent noms.

La démarche de la pensée historique de Marr, très souple, évite toute logique arbitraire. « L’histoire n’est pas faite seulement d’évènements épiques : le petit peuple faisant des choses apparemment insignifiantes peut parfois exercer une influence sur le cours des événements ». Parce que la vie ne dépend pas toujours nécessairement des décisions des États, des partis, des dirigeants ou des faiseurs d’opinions. L’historien n’hésite pas éventuellement à présenter les choses en partant d’en bas. En 1945, beaucoup de personnes cherchaient individuellement à changer leur propre destinée.

Pour Marr, la seule vérité en histoire est qu’il n’y a pas de vérités historiques, mais un nombre infini d’expériences vécues, la plupart d’entre elles vite oubliées, certaines autres retenues par la mémoire et élaborées par des bardes, des romanciers, des philosophes, des prêtres, des cinéastes, et naturellement par des historiens professionnels. Mais ce dernier a ceci de particulier que son scepticisme scientifique l’oblige à vérifier rigoureusement les sources et les documents, à éviter tout jugement manichéen, à rejeter un déterminisme dogmatique, surtout quand il s’agit d’une période de révolution et de guerre.

Défis à relever pour le gouvernement provisoire


Marr a interrogé des dizaines de personnalités vietnamiennes et étrangères, acteurs et témoins de 1945. Il a découvert, au hasard des recherches de par le monde, des documents de valeur. Par exemple, en France, le discours prononcé par Vo Nguyên Giap le 2 septembre 1945 après la proclamation de l’indépendance vietnamienne lue par Hô Chi Minh.

Après un bref commentaire de la proclamation, M. Giap, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement révolutionnaire provisoire, rend hommage aux ancêtres fondateurs du pays, aux troupes de libération nationale, au mouvement démocratique mondial, à la congrégation bouddhique et à la communauté catholique, et même à l’empereur Bao Dai qui a abdiqué et rallié la révolution.

Il annonce aussi que les élections générales démocratiques vont élire une Assemblée nationale qui promulgue une Constitution en bonne et due forme et formera un gouvernement légal. L’armée sera réorganisée et renforcée. L’économie sera reconstituée, l’éducation sera un souci majeur. M. Giap ne cache pas que le gouvernement provisoire manque de finances pour réaliser ces tâches et a besoin d’emprunts et d’impôts. Le gouvernement a confiance en l’aide dévouée du peuple parce que si la Patrie est perdue, l’intérêt individuel ne pourra subsister. Si l’indépendance et la République démocratique sont en danger, les droits du citoyen ne pourront être assurés. La censure sera maintenue jusqu’au moment de la stabilisation de la situation politique.

S’exprimant en termes plus clairs que Hô Chi Minh, M. Giap fait appel à l’aide des alliés, en particulier des États-Unis et de la Chine (de Tchangkei Chek) faisant abstention de l’Angleterre et de l’Union soviétique, mentionnant que le peuple vietnamien pendant la Seconde Guerre mondiale a lutté contre les Japonais alors que les colonialistes français coopéraient avec eux. 

La place de Ba Dinh (Hanoi) est, de nos jours, devenue un lieu historique où sont organisés des meetings et événements solennels.

M. Giap rappelle également l’opinion de M. Roosevelt selon laquelle l’oppression et la cruauté aident le peuple à comprendre le prix de la liberté. Il cite également Tchangkai Chek qui déclare qu’une Troisième Guerre mondiale pourrait éclater si les peuples d’Asie ne bénéficiaient pas de la liberté et de l’égalité. M. Giap dénonce les préparatifs du gouvernement français pour le retour par la force au Vietnam, pays qui n’est pas soutenu au point de vue diplomatique, défendu seulement par l’union nationale. Il conclut : « Suivant les pas de nos ancêtres et aînés, notre génération livre un combat ultime pour que les futures générations puissent vivre dans l’indépendance nationale, la liberté et le bonheur ».

Aspiration à la paix et à l’indépendance


Marr nous a fourni des détails intéressants, souvent inédits, sur certains événements de 1945. Par exemple, autour des cérémonies de la Journée d’indépendance (2 septembre 1945), Hô Chi Minh a invité le comandant américain Patti de l’OSS (qui avait aidé le réseau Viêt-Minh en Chine) à occuper une place officielle sur la tribune. Mais M. Patti préfère s’asseoir comme observateur parmi les dignitaires locaux face à la tribune. Tout en écoutant un interprète lui traduire les paroles de Hô Chi Minh, M. Patti suit les réactions de la foule. Il estime que M. Hô l’a conquise. Il envoie par radio et par air à l’OSS de Kenming la traduction de la proclamation lue par M. Hô et ses impressions. Transmis à Washington, le message passe inaperçu. Le secrétaire d’État, J. Byrnes, a d’autres chats plus importants à fouetter.

Le délégué du gouvernement français Sainterry observe la foule de manifestants passer devant l’ancien Palais du gouverneur général occupé par la Délégation française. Il est frappé par l’ordre et la discipline de ce défilé de dizaines de milliers de Vietnamiens. Il est irrité par la présence d’une délégation américaine au meeting et le vol à basse altitude d’un avion américain. Après avoir eu les interventions au metting, il conclut que l’attitude politique de Hô Chi Minh est plus modérée que celle de ses assistants. Le 3 septembre, un de ses assistants, le lieutenant Missofte a un entretien positif avec Hô Chi Minh et son ministre des Affaires étrangères, Hoàng Minh Giam.

Très impressionné par M. Hô, il est convaincu que les négociations avec ce dernier sont possibles. M. Sainten voudrait discuter tout de suite avec Hô Chi Minh, mais il ne reçoit aucune réponse de Paris. Paris ignore les documents hautement significatifs du 2 septembre vietnamien. Quelques mois après, un analyste des services secrets les qualifie de mélange bâtard d’internationalisme livresque, de chauvinisme, de marxisme intellectuel, et de revendications souvent primitives. Paris n’accorde aucun intérêt aux aspirations vietnamiennes exprimées par MM. Hô et Giap, ni aux tentatives négociatrices de M. Sainteny.

Il est préoccupé par l’envoi urgent à Saigon d’un corps expéditionnaire afin de conquérir le Nord Vietnam. Une fois le pouvoir en main, on pourrait discuter avec n’importe quelle faction ou parti indigène. Telle est la ligne adoptée par le gouvernement français et son armée pendant de longues années, ligne suivie ensuite par les Américains. -VNA