L’homme qui réveille l’âme des gongs chez les Muong
Qui dit communauté Muong dit culture des gongs. C’est avec cet
instrument que l’on accueille l’être humain qui vient de naître, qu’on
le félicite quand il parvient à sa maturité, qu’on lui souhaite le
bonheur à son mariage, qu’on le complimente quand il pend la
crémaillère, puis qu’on lui fait ses derniers adieux lorsqu’il quitte ce
bas monde.
Tous les adultes en effet savent jouer
de cet instrument, avec des baguettes de bois, et beaucoup plus rarement
avec le poing. Mieux que tous, Nguyên Van Thuc en joue avec la paume de
la main, en frottant la partie saillante de l’instrument.
«Chez les Muong, le gong est un objet immanquable dans la maison sur
pilotis. Chaque famille, pauvre ou riche, doit en posséder au moins un»,
explique cet expert septuagénaire qui est même capable de «réveiller
l’âme du gong», un rite nécessaire avant chaque fête des gongs
Personne ne sait depuis quand le gong est attaché intimement à la vie
de chaque Muong. Durant la guerre, les sons des gongs avaient quasiment
disparu des villages Muong. Éparpillés ici ou là, parfois vendus à vil
prix ou transformés en outils de travail, ils étaient menacés de
disparition. Une fois la paix revenue, les Muong qui se sont attristés
de la disparition des gongs de leur vie culturelle et spirituelle ont
cherché à faire résonner les gongs.
«Il y a en tout
54 airs de gongs chez nous. Mais en ce temps-là, rares étaient ceux qui
pouvaient en jouer une dizaine», se souvient Nguyên Van Thuc. Désireux
de préserver ce patrimoine, il est allé rendre visite à de nombreux
vieillards de la région pour apprendre des airs anciens ainsi que l’art
de rythmer un orchestre de gongs. Avec le temps, Thuc a réussi à les
exécuter avec brio, et à rassembler le répertoire légué par les
ancêtres.
Douze gongs, douze notes. Selon le
septuagénaire , pour exécuter un concert de gongs ou accompagner des
chants folkloriques, on a besoin d’un ensemble de douze gongs qui ont
chacun un son différent. «Mais personne dans le village ne possédait un
ensemble complet. Il a donc fallu aller à la recherche des gongs
manquants», explique-t-il. Il a sillonné toute la vaste contrée Muong
pour acheter des pièces éparpillées chez les habitants locaux.
Après des années de recherche, il a pu rassembler onze gongs. Seul
manquait le chiêng cai (le plus grand et le plus important de
l’orchestre). Après des recherches vaines, Nguyên Van Thuc s’est rendu
au village de fonderie de Dông Son, province de Thanh Hoa (Nord), pour
commander une pièce. Mais ce gong n’a pas répondu à ses attentes. Il est
donc reparti sur les routes, mais cette fois plus loin vers le Sud, où
vit aussi une communauté Muong.
Enfin, il a trouvé
«l’oiseau rare», en 1989. Mais les 900.000 dôngs que demandait le
propriétaire dépassaient de très loin les capacités pécuniaires du vieil
homme. «Cette somme était plus importante que tout ce que j’avais :
terrain, maison, champs, bétail, volailles… Je me suis dit alors : sans
argent, on pourra vivre quand même. Mais sans ce +chiêng cai+, les Muong
auront perdu une partie de leur culture», confie-t-il. Il a donc vendu
une grande partie de son patrimoine et emprunté auprès de connaissances
pour acheter ce fameux chiêng cai, vieux de 2.000 ans selon des experts,
et l’a ramené triomphalement dans son village natal.
Le septuagénaire est fier de montrer son chiêng cai. Il le décroche du
mur, et commence le rite dit de «réveiller l’âme du gong». «Comme
l’homme, le gong a une âme. Celle-ci dort lorsque le gong est immobile
pendant longtemps. Il est donc nécessaire de la réveiller avant de s’en
servir», explique le vieil homme. Après s’être lavé les mains, Nguyên
Van Thuc saisit la bretelle du gong de la main gauche, et frotte
doucement de la main droite la partie saillante au milieu de
l’instrument. Après une minute de silence, des sons fins se font
entendre.
«En frottant le bouton, il faut rechercher
l’harmonie entre l’âme de l’homme et celle du gong. Quand elle est
atteinte, les sons du chiêng cai sont plus mélodieux que jamais»,
explique-t-il. C’est de cette manière qu’il a pu diriger et harmoniser
un orchestre de 1.400 gongs, point d’orgue du Festival des gongs des
Muong, tenu en 2011 dans la province de Hoà Binh.
«L’espace culturelle des gongs fait la fierté non seulement de l’ethnie
Muong, mais aussi de tout le peuple vietnamien. Et c’est pour répondre à
l’aspiration de tous que ce festival des gongs a été organisé à Hoà
Binh, après deux ans de préparation», indique Bùi Chi Thành, spécialiste
des cultures des minorités ethniques, organisateur de ce festival.
Selon lui, la communauté Muong compte une dizaine de milliers de
gongs. «Rassembler 1.400 gongs n’a pas été facile. Mais, les faire jouer
ensemble de manière harmonieuse a été une autre paire de manche. Les
autochtones m’ont alors conseillé d’aller voir M. Thuc. Et le résultat a
été au delà de nos espérances», confie-t-il. Ce concert de 1.400 gongs
et son chef d’orchestre sont désormais dans le livre Guinness des
Records du Vietnam.
Nguyên Van Thuc enseigne tous
les soirs aux jeunes du village à jouer du gong. Soucieux de perpétuer
l’art de «réveiller l’âme du gong», le maître a donné une formation
spéciale à l’intention de ses meilleurs élèves. Mais, cette «mission
sacrée» n’est pas accessible à tous, et seuls quelques uns peuvent jouer
avec la paume. Néanmoins, s’ils savent sortir des sons, ils ne
parviennent pas encore à atteindre cette résonance des âmes, qui donne
le son le plus pur.
«Il faut du temps. Et je suis
toujours là pour les guider. Je me suis promis de perpétuer l’âme du
gong ainsi que l’espace culturel des Muong. Je serai fidèle à cette
promesse jusqu’à mon dernier souffle», assure-t-il. – AVI