Chez les Muong de la province de Hoà Binh (Nord), tout le monde connaît Nguyên Van Thuc, surnommé «celui qui réveille l’âme du gong». Très modeste, ce paysan de 75 ans a été le chef d’orchestre d’un rassemblement de 1.400 gongs à Hoà Binh.

Qui dit communauté Muong dit culture des gongs. C’est avec cet instrument que l’on accueille l’être humain qui vient de naître, qu’on le félicite quand il parvient à sa maturité, qu’on lui souhaite le bonheur à son mariage, qu’on le complimente quand il pend la crémaillère, puis qu’on lui fait ses derniers adieux lorsqu’il quitte ce bas monde.

Tous les adultes en effet savent jouer de cet instrument, avec des baguettes de bois, et beaucoup plus rarement avec le poing. Mieux que tous, Nguyên Van Thuc en joue avec la paume de la main, en frottant la partie saillante de l’instrument.

«Chez les Muong, le gong est un objet immanquable dans la maison sur pilotis. Chaque famille, pauvre ou riche, doit en posséder au moins un», explique cet expert septuagénaire qui est même capable de «réveiller l’âme du gong», un rite nécessaire avant chaque fête des gongs

Personne ne sait depuis quand le gong est attaché intimement à la vie de chaque Muong. Durant la guerre, les sons des gongs avaient quasiment disparu des villages Muong. Éparpillés ici ou là, parfois vendus à vil prix ou transformés en outils de travail, ils étaient menacés de disparition. Une fois la paix revenue, les Muong qui se sont attristés de la disparition des gongs de leur vie culturelle et spirituelle ont cherché à faire résonner les gongs.

«Il y a en tout 54 airs de gongs chez nous. Mais en ce temps-là, rares étaient ceux qui pouvaient en jouer une dizaine», se souvient Nguyên Van Thuc. Désireux de préserver ce patrimoine, il est allé rendre visite à de nombreux vieillards de la région pour apprendre des airs anciens ainsi que l’art de rythmer un orchestre de gongs. Avec le temps, Thuc a réussi à les exécuter avec brio, et à rassembler le répertoire légué par les ancêtres.

Douze gongs, douze notes. Selon le septuagénaire , pour exécuter un concert de gongs ou accompagner des chants folkloriques, on a besoin d’un ensemble de douze gongs qui ont chacun un son différent. «Mais personne dans le village ne possédait un ensemble complet. Il a donc fallu aller à la recherche des gongs manquants», explique-t-il. Il a sillonné toute la vaste contrée Muong pour acheter des pièces éparpillées chez les habitants locaux.

Après des années de recherche, il a pu rassembler onze gongs. Seul manquait le chiêng cai (le plus grand et le plus important de l’orchestre). Après des recherches vaines, Nguyên Van Thuc s’est rendu au village de fonderie de Dông Son, province de Thanh Hoa (Nord), pour commander une pièce. Mais ce gong n’a pas répondu à ses attentes. Il est donc reparti sur les routes, mais cette fois plus loin vers le Sud, où vit aussi une communauté Muong.

Enfin, il a trouvé «l’oiseau rare», en 1989. Mais les 900.000 dôngs que demandait le propriétaire dépassaient de très loin les capacités pécuniaires du vieil homme. «Cette somme était plus importante que tout ce que j’avais : terrain, maison, champs, bétail, volailles… Je me suis dit alors : sans argent, on pourra vivre quand même. Mais sans ce +chiêng cai+, les Muong auront perdu une partie de leur culture», confie-t-il. Il a donc vendu une grande partie de son patrimoine et emprunté auprès de connaissances pour acheter ce fameux chiêng cai, vieux de 2.000 ans selon des experts, et l’a ramené triomphalement dans son village natal.

Le septuagénaire est fier de montrer son chiêng cai. Il le décroche du mur, et commence le rite dit de «réveiller l’âme du gong». «Comme l’homme, le gong a une âme. Celle-ci dort lorsque le gong est immobile pendant longtemps. Il est donc nécessaire de la réveiller avant de s’en servir», explique le vieil homme. Après s’être lavé les mains, Nguyên Van Thuc saisit la bretelle du gong de la main gauche, et frotte doucement de la main droite la partie saillante au milieu de l’instrument. Après une minute de silence, des sons fins se font entendre.

«En frottant le bouton, il faut rechercher l’harmonie entre l’âme de l’homme et celle du gong. Quand elle est atteinte, les sons du chiêng cai sont plus mélodieux que jamais», explique-t-il. C’est de cette manière qu’il a pu diriger et harmoniser un orchestre de 1.400 gongs, point d’orgue du Festival des gongs des Muong, tenu en 2011 dans la province de Hoà Binh.

«L’espace culturelle des gongs fait la fierté non seulement de l’ethnie Muong, mais aussi de tout le peuple vietnamien. Et c’est pour répondre à l’aspiration de tous que ce festival des gongs a été organisé à Hoà Binh, après deux ans de préparation», indique Bùi Chi Thành, spécialiste des cultures des minorités ethniques, organisateur de ce festival.

Selon lui, la communauté Muong compte une dizaine de milliers de gongs. «Rassembler 1.400 gongs n’a pas été facile. Mais, les faire jouer ensemble de manière harmonieuse a été une autre paire de manche. Les autochtones m’ont alors conseillé d’aller voir M. Thuc. Et le résultat a été au delà de nos espérances», confie-t-il. Ce concert de 1.400 gongs et son chef d’orchestre sont désormais dans le livre Guinness des Records du Vietnam.

Nguyên Van Thuc enseigne tous les soirs aux jeunes du village à jouer du gong. Soucieux de perpétuer l’art de «réveiller l’âme du gong», le maître a donné une formation spéciale à l’intention de ses meilleurs élèves. Mais, cette «mission sacrée» n’est pas accessible à tous, et seuls quelques uns peuvent jouer avec la paume. Néanmoins, s’ils savent sortir des sons, ils ne parviennent pas encore à atteindre cette résonance des âmes, qui donne le son le plus pur.

«Il faut du temps. Et je suis toujours là pour les guider. Je me suis promis de perpétuer l’âme du gong ainsi que l’espace culturel des Muong. Je serai fidèle à cette promesse jusqu’à mon dernier souffle», assure-t-il. – AVI