Planté au bord du Lac de l'Ouest, Hanoi, le village de papeterie de Yên Thai a inspiré plus d'un poème et chant populaire. Les pilons, qui écrasaient nuit et jour les fibres végétales, ne résonnent plus maintenant que dans la mémoire des personnes âgées...

"Dans l'obscurité se mêlent indistinctement la fumée et la rosée/ Et les coups de pilons de Yên Thai/Et le miroir du lac de l'Ouest". Ces vers, beaucoup de vieux Hanoiens les connaissent. La papeterie artisanale, qui a fait vivre pendant des siècles certains villages riverains du Lac de l'Ouest, a constitué une source d'inspiration pour nombre de poètes et de compositeurs, avant qu'elle ne tire sa révérence dans les années 1990.

Un type de papier par village
Sous la dynastie des Ly (12e -13e siècles), les villages du bord du Lac de l'Ouest (partie Nord-Ouest de la capitale) étaient regroupés en quartier. C'est une contrée riche de ses traditions culturelles et de son histoire, ce dont témoignent encore les nombreux temples, pagodes ou portes de villages que l'on peut encore admirer ici et là. Le quartier de Yên Thai comprenait 4 villages : Yên Thai, Yên Tho, Hô Khâu et Dông Xa, tous spécialisés dans la papeterie.

À Yên Thai, personne ne se souvient du nom exact du personnage mi-légendaire mi-historique qui aurait appris ce métier aux villageois, puis s'en serait allé une fois sa mission terminée. Dans chaque village, ce personnage auguste, qui a sa place dans le panthéon local, a transmis une technique de fabrication différente. C'est la raison pour laquelle 4 sortes de papier étaient fabriquées à Yên Thai : giây thô (papier grossier) à Yên Tho, giây ban (papier semi-grossier) à Hô Khâu, giây quy (papier au tournesol) à Dông Xa, et giây do (papier à rhamnoneuron) à Yên Thai.

Le papier do, le préféré des artistes
Le giây do (c'est-à-dire à base de do, le rhamnoneuron, une plante sauvage) servait à imprimer des ouvrages de confucianisme, de bouddhisme, des ordonnances et édits royaux, même des brevets d'étude... Ce papier a aussi beaucoup été utilisé par les artistes et artisans, par exemple ceux de Dông Hô, bien connus pour leurs estampes populaires.

"Autrefois, à Yên Thai, il y avait des centaines d'ateliers familiaux. Le mien comptait une dizaine d'artisans. Nous travaillions d'arrache-pied toute l'année sans pour autant parvenir à satisfaire la demande. La nuit, nous étions bercés par les coups des pilons broyant les écorces", raconte Vu Van Uyên, 81 ans. La fabrication du giây do comprenait au moins une vingtaine d'étapes. Cela commençait par le rouissage de l'écorce de rhamnoneuron dans un mélange d'eau et de chaux. Ensuite, la bouillie végétale était cuite dans une grande chaudière de 2 m de diamètre. Après des heures de cuisson, on procédait au rinçage des fibres qui étaient ensuite passées au pilon, que l'on faisait fonctionner avec les pieds. Venait ensuite l'étape de macération lors de laquelle on mélangeait la pâte végétale avec d'autres substances dans un grand bassin, en remuant régulièrement avec des per-ches en bambou. Lorsque la lie se déposait, on retirait la couche superficielle que l'on déposait par couches sur une claie de bambou tressée pour le séchage. Chaque bloc, de 15-20 couches de giây do, était, dans l'ultime étape, séparé feuille après feuille, et celles-ci regroupées en liasses de 3.000-5.000 feuilles.

Grandeur et décadence
Quand la paix est revenue au Nord après la victoire de Diên Biên Phu (1954), ce métier a connu un second souffle, et même une réelle prospérité. Le giây do était alors exporté jusque vers l'Europe de l'Est. Le bruit sourd des pilons a résonné jusque dans les années 80. Puis, après l'ouverture du pays en 1986, le métier s'en est allé à vau-l'eau en raison d'un désintérêt, tant sur le marché national qu'international, pour ce type de papier. Les ateliers de Yên Thai ont dû mettre la clef sous la porte, au grand dam, il va sans dire, des villageois.

"Malheureusement, la restauration de ce métier semble impossible, confie d'un ton triste Hô Thuy Lan, une responsable du quartier. Il y a quelques années, un Suédois est venu proposer d'investir pour sa renaissance. Le projet était séduisant mais pourtant irréalisable faute d'infrastructures et surtout de main-d'œuvre". Car les ateliers d'autrefois ont été rasés et remplacés par des bâtiments. Et, surtout, ceux qui ont connu et pratiqué ce métier sont, pour la plupart, sexagénaires voire plus…

Les vieux Hanoiens n'ont pas oublié le chant des pilons s'échappant de l'industrieuse Yên Thai. Résonnera-t-il encore de nouveau au-dessus du Lac de l'Ouest. On peut toujours rêver. Au Vietnam, les exemples de renaissance d'un village artisanal après des décennies d'errance ne sont pas rares, loin s'en faut... - AVI