Diên Biên Phu sous différents points de vue
Début 1954, quand les premiers combats explosèrent, beaucoup
d’Américains ignoraient le Vietnam. Washington, qui avait commencé à
soutenir la lutte de Hô Chi Minh et du Viêt minh contre les Français
de Vichy et les Japonais occupant conjointement le Vietnam, les a
abandonnés après la proclamation de l’indépendance du Vietnam (septembre
1945). Il s’est mis à seconder la reconquête française du Vietnam,
craignant que le Vietnam ne tombe dans l’orbite communiste asiatique et
mondiale.
Après sept décennies de distance, cette
couverture de Diên Biên Phu nous présente l’événement revu sous trois
points de vue français, vietnamien et américain. D’après le rédacteur en
chef Michael Keating, une des impressions dominantes données par la
lecture combinée de ces trois articles est que chacune des trois nations
avait agi dans l’ignorance parfaite des capacités, des circonstances de
l’histoire et des aspirations des deux autres. Ces trois articles
retracent le parcours des mondes en collision.
En
1954, les vétérans américains du Vietnam n’étaient que des élèves
d’école primaire, jouant aux cow-boys tenant tête aux Peaux Rouges.
Résumons les trois points de vue concernant Diên Biên Phu.
* Point de vue français : une armée orpheline (John Prados)
Les Français occupent Diên Biên Phu pour barrer l’expansion des forces
vietnamiennes au Laos qui pourrait devenir leur base arrière avec
l’aide de leurs alliés du Pathet Lao. Les responsables militaires et
civils français et américains, les observateurs et les journalistes qui
ont vu Diên Biên Phu avant les combats sont unanimes à déclarer que
c’est un camp retranché inexpugnable.
Aujourd’hui
encore, les experts militaires, les historiens et même les vétérans de
Diên Biên Phu se demandent pourquoi la garnison française, disposant de
moyens de combat modernes, terre et air, a été vaincue par des soldats
nés de la guérilla. Est-ce parce que le commandant en chef Navarre, père
et maître d’œuvre d’un vaste plan de campagne en vue de reprendre
l’initiative, a mal choisi le terrain de combat ?
Diên Biên Phu est un site éloigné, un espace restreint, une cuvette
entourée de hauts sommets, qui ne peut être approvisionné et renforcé
que par voie de l’air, ce qui rend la défense difficile une fois assiége
? Il est difficile pour les assiégés de résister à l’artillerie
ennemie, d’autant plus que l’artillerie française est trop mince et
exposée en plein air. Navarre et Cogny (commandant les forces du Nord)
ne peuvent se mettre d’accord sur la conduite de la bataille. La défaite
serait-elle aussi causée par le bas moral des troupes (influence de
l’opinion du peuple français condamnant la sale guerre, manifestations
anti-guerre, pourparlers en faveur de la paix) ? Ou par la composition
disparate des troupes (Français, légionnaires, Africain, Vietnamiens).
Certes, tout cela compte, mais ce n’est pas l’essentiel.
Les combattants de Diên Biên Phu sont des professionnels, ayant combattu
en Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale ou ayant maté les
révoltes patriotiques au temps de la colonisation française au Vietnam.
Ils ont le moral du soldat de carrière. Navarre a écrit deux livres pour
se disculper : il n’est pas responsable du désastre de Diên Biên Phu.
La faute est donc au gouvernement français qui ne soutient pas assez la
résistance du camp retranché, démoralisant en outre les combattants en
continuant à négocier la paix au cours des combats.
Argument fallacieux. Navarre est coupable :
1 . Il est l’initiateur et le premier réalisateur du plan de la bataille.
2 . Il est au courant des négociations et a proclamé que son plan
aidera la France à avoir une position avantageuse dans les pourparlers.
3 . En janvier 1954, quand l’encerclement de Diên Biên Phu est bouclé,
il est encore temps de consolider la défense et d’améliorer
l’artillerie. Navarre ne l’a pas fait.
4 . Il n’a jamais donné
l’ordre de bombarder les lignes de ravitaillement ennemi pour empêcher
ou au moins retarder l’offensive ennemie.
En conclusion, comme l’a
dit le vétéran lieutenant Moissinar, présent à Diên Biên Phu comme
journaliste, le Corps expéditionnaire français était condamné à boire le
bouillon dans ce camp retranché encerclé.
* Point de vue américain : préambule à l’American War (Marc Leepson)
Le 24 mars 1953, un an avant la chute de Diên Biên Phu, le secrétaire
d’État américain Foster Dulles a déclaré que l’Indochine est
probablement la priorité N°1 de la politique étrangère américaine, étant
en certains points plus importante que la Corée, parce que ses
conséquences ne pourraient être limitées, mais s’étendraient à l’Asie et
l’Europe.
Pourtant, les États-Unis ne jouent pas
un rôle direct dans l’affaire Diên Biên Phu : aucun G.I., pas de
conseillers, pas de bombardiers américains avant et durant la bataille.
N’empêche que les États-Unis restent le premier pays allié à la France
en Indochine en dépit de sa neutralité de façade. Depuis les dernières
années 1940, ils lui ont fourni une aide financière et militaire
importante. Début 1953, 900 voitures de combat, 15.000 autres véhicules
militaires, 500 pièces d’artillerie, 24.000 armes automatiques, 75.000
petites armes, 9.000 radios, 160 avions de combat F-6F B. Hellcat et
F-8F Bearcat, 41 bombardiers B.26 et 28 avions de transport C-24.
Vers mi-mars 1954, les Français se rendent compte des faiblesses de la
défense de Diên Biên Phu. Le général P. Ely, commandant en chef des
forces françaises en Indochine, s’envole à Washington avec la mission de
demander au président Eisenhower le bombardement de Diên Biên Phu. Un
groupe de dirigeants américains (le vice-président Nixon, A. Radford,
président des chefs d’état-major inter-armées, F. Twining, chef
d’état-major des Forces aériennes) plaide en faveur de la réalisation de
l’opération Vautour (Vulture) conçue par des militaires français et
américains au Vietnam. Vautour sera un bombardement massif des positions
vietnamiennes de Diên Biên Phu par des B.29 dont certaines portant des
armes nucléaires.
L’opération n’aura pas lieu, sans
doute parce que le groupe d’experts militaires américains s’y oppose :
la géographie du Vietnam favorise la guérilla, l’intervention aérienne
américaine ne pourra pas étouffer la rébellion. C’est Diên Biên Phu qui
ouvre la voie à l’engagement américain au Vietnam. À vrai dire, cet
engagement a commencé immédiatement après la Seconde Guerre mondiale. Le
document légal, justifiant l’intervention américaine est le Mutual
Defence Assistance Act de 1949 d’esprit anticommuniste, signé par
Truman. La base théorique de l’intervention américaine est le principe
des dominos en vue de prévenir l’expansion communiste, formulé pour la
première fois par Eisenhower le 7 avril 1954, un mois avant la chute de
Diên Biên Phu. Ce principe géopolitique continuera à inspirer les
présidents John F. Kennedy, L. Johnson et R. Nixon, après Diên Biên Phu.
Début 1954, quand les premiers combats
explosèrent, beau-coup d’Américains ignoraient le Vietnam. Washington,
qui avait commencé à soutenir la lutte de Hô Chi Minh et du Viêt minh
contre les Français de Vichy et les Japonais occupant conjointement le
Vietnam, les a abandonnés après la proclamation de l’indépendance du
Vietnam (septembre 1945). Il s’est mis à seconder la reconquête
française du Vietnam, craignant que le Vietnam ne tombe dans l’orbite
communiste asiatique et mondiale. Après sept décennies de distance,
cette couverture de Diên Biên Phu nous présente l’événement revu sous
trois points de vue français, vietnamien et américain.
* Point de vue vietnamien : le glas du colonialisme (Lady Borton)
Le général Giap, le héros de Diên Biên Phu, aujourd’hui centenaire, a
déclaré : « Diên Biên Phu sonnait le glas du colonialisme ». Vers 1952,
les Vietnamiens contrôlaient le Nord et le Nord-Est de la Haute Région
du Nord Vietnam, les Français les forts du Nord-Ouest. À Na San, ces
derniers avaient construit un camp retranché qui devait servir de modèle
à Diên Biên Phu.
En été 1953, le général Navarre
présenta son plan en vue de terminer de manière honorable la guerre
française au Vietnam mené depuis 1946. En septembre, les services
secrets soviétiques ayant pu capter une copie de ce document (avec
cartes) l’ont communiquée aux Chinois et, de là aux Vietnamiens. Selon
Vo Nguyên Giap, c’est Hô Chi Minh qui a conçu la réplique stratégique au
plan Navarre. N’oublions pas que Hô Chi Minh s’était donné une bonne
formation militaire. En 1927, à Guangzhou en Chine, il avait servi comme
interprète pour les experts militaires russes à l’Institut militaire
Whampoo. En outre, il avait aussi connu la stratégie militaire des
révolutionnaires chinois.
En octobre 1953, les
quatre membres du politburo se réunirent pour discuter d’un plan pour
contrer Navarre. M. Giap raconte ainsi cette séance :
« M. Hô lève son poing et dit :
-
L’ennemi concentre ses forces mobiles pour créer une grande force de
frappe. N’ayons pas peur. Nous disperserons leurs forces. Leur puissance
s’évaporera.
M. Hô indique avec ses cinq doigts les cinq initiatives
qui devaient devenir le plan de notre campagne hiver-printemps
1953-1954.
1. Dans le Nord-Ouest, libérer le chef-lieu de Lai Châu, et avec le Pathet Lao la province de Phongsaly.
2. Avec le Pathet Lao, avancer dans le Laos centre.
3. Avec le Pathet Lao, libérer Attopeu et le Boloven dans le Sud du Laos.
4.
Mener de petits combats d’escarmouche au Nord des hauts plateaux du
Centre pour disperser les troupes françaises de l’Opération Atlante.
5. Harceler les troupes françaises par la guérilla ».
Une fois les forces de Navarre dispersées, les Vietnamiens livreront
une grande bataille, quelque part dans le Nord-Ouest montagneux
favorable aux tactiques vietnamiennes. Tout devait se passer aussi comme
si Navarre avait exécuté les prévisions de Hô Chi Minh. Les défaites
ont obligé Navarre à abandonner la contre offensive d’Atlante. En
novembre 1953, les paras de Navarre occupent Diên Biên Phu. Les
Vietnamiens acceptent le défi.
Après de laborieux
préparatifs pour le premier engagement, Vo Nguyên Giap vient voir Hô Chi
Minh avant de rejoindre Diên Biên Phu. M. Hô lui recommande : «Cette
bataille est cruciale. Vous devez engager le combat pour vaincre. Si
vous n’êtes pas sûr de la victoire, n’engagez pas le combat!».
Pour un plan d’attaque assuré
On
a décidé d’ouvrir le feu à 17h00 du 25 janvier 1954 et de clore les
combats après trois nuits et deux jours. Arrivé sur le terrain, M. Giap
trouve que les préparatifs ne sont pas mûrs pour l’engagement bien que
ses officiers soutiennent le plan «Attaque éclair, victoire éclair». Les
troupes sont enthousiastes et impatientes. Apprenant que l’ennemi a
connu l’heure de l’offensive, M. Giap la retarde de 24 heures. Il se
rend compte que son artillerie est incomplète et très exposée. Le 26
janvier, M. Giap est décidé à abolir le plan d’offensive éclair pour
adopter un plan d’attaque assuré.
M. Giap essaie de
convaincre Wei Guoquing, chef du groupe de conseillers chinois, au sujet
de sa décision. N’ayant pas reçu l’avis de Pékin, il doit endosser seul
la responsabilité du changement tactique. Il consulte le Comité du
Parti pour la bataille dont il est l’un des quatre membres. Trois sont
contre son initiative : Lê Liên (responsable politique) parce que les
troupes n’attendent que le combat, Dang Kim Giang (responsable de la
logistique) parce qu’on ne peut gaspiller les préparatifs matériels et
humains si énormes, Hoàng Van Thai (chef d’état-major) parce qu’il faut
bénéficier de l’effet surprise (nous avons pour la première fois des
canons de 105 mm et la DCA moderne) sans compter l’expérience des
experts chinois.
M. Giap rappelle le conseil de Hô
Chi Minh : n’engager le combat que quand la victoire est certaine. Il
demande : « Êtes-vous 100% sûrs de la victoire ? » Après discussion,
tout le monde se range à l’avis de M. Giap. Il s’ensuit un
bouleversement total. La division 308 feint d’aller au Laos. La
population est mobilisée (35.000 citoyens transportant souvent avec des
bicyclettes 27.400 tonnes de riz, de Thanh Hoa à Diên Biên Phu- 600 km).
L’artillerie et la DCA sont bien couvertes, la descente des canons est
une tâche dure. On creuse d’innombrables tranchées pour encercler les
Français. La division 308 revient du Laos. L’attaque vietnamienne
commence le 13 mars. L’artillerie défensive anéantie, le ravitaillement
par air devenu impossible, Diên Biên Phu tombe comme un fruit mûr. Le
général de Castries se rend le 7 mais 1954.
Faisant
le bilan de Diên Biên Phu, le général Giap a noté dans un rapport en
date du 28 juillet 1954 : « Les Américains ont financé 80% de la guerre
d’Indochine ». Il analyse ainsi les calculs des stratèges du Pentagone: «
Remporter une victoire décisive et transformer l’Indochine en une base
américaine, faire de Diên Biên Phu une base aérienne-clé dans le Sud-Est
asiatique et à partir de cette base, contrôler le Nord Vietnam et le
Nord Laos et menacer le Sud de la Chine ». Pour le général Giap, Diên
Biên Phu est un jalon dans l’histoire universelle: « Diên Biên Phu sonne
le glas du colonialisme ». – VNA