Alang Bhuôc, porteur de la cordillère de Truong Son
De 1958 à
1972, Alang Bhuôc a porté sur son dos 200 tonnes d’armes, de
munitions et de vivres le long de la piste Hô Chi Minh pour ravitailler
les troupes sur les champs de bataille du Sud. Petit détail, Alang Bhuôc
était à l’époque - et l’est toujours d’ailleurs - aveugle. Le fait
qu’il portait souvent deux fois son propre poids mérite aussi d’être
précisé. Une histoire admirable qui fait la fierté des Co Tu, une des
nombreuses ethnies montagnardes de la cordillère de Truong Son.
Issu du village d’Arung, commune de Bhalêê, district de Tây Giang,
province de Quang Nam (Centre), Alang Bhuôc a 82 ans. Malgré son âge et
sa cécité, il travaille toujours autant, partageant ses journées entre
rizières, étangs de pisciculture, plantation de cannelliers, vannerie,
fabrication d’instruments de musique, etc. Une vie simple et noble à la
fois. Les autochtones le surnomment «M. le non-voyant légendaire de la
cordillère de Truong Son».
Un patriote
Le village d’Arung se situe au pied du col de Công Troi (littéralement
«Portail céleste») au bord de la piste Hô Chi Minh. Dans cette localité
peuplée de Co Tu, tout le monde connaît Alang Bhuôc, qui vit avec ses
deux femmes dans une simple maison de bambou.
À
l’arrivée des journalistes, Alang Bhuôc est en train de nettoyer sa
maison. Il invite ses hôtes à s’asseoir autour de tasses de thé. En le
voyant vaquer à ses occupations, nul ne pourrait imaginer qu’il est
non-voyant. Sur le mur trônent de nombreux satisfecit : Ordre de
l’exploit militaire de 3e classe, Médaille de la résistance
anti-américaine de 1re classe, titre de Militaire d’élite, titre de
Héros des forces armées…, parmi lesquels se distingue le portrait du
Président Hô Chi Minh. «Le jour où la radio a annoncé le décès de
l’Oncle Hô, en septembre 1969, tous les villageois d’Arung ont pleuré.
J’espère venir un jour à Hanoi pour visiter son mausolée. Mais, ce vœu
semble pieux», confie l’octogénaire.
Autour d’un
feu, Alang Bhuôc raconte l’histoire de sa vie. Des paroles simples qui
impressionnent les visiteurs. Frappé de cécité à sept ans à la suite
d’une poussée de paludisme, Alang Bhuôc ne veut pas se résoudre à son
sort.
À l’aide d’un bâton pour se guider, le garçon
cherche à faire tous les travsaux quotidiens d’un Co Tu : ramassage du
bois de chauffage en forêt, corvée d’eau à la rivière, travaux
champêtres, etc.
Après 1954, le pays est divisé en
deux au niveau du 17e Parallèle en vertu de l’Accord de Genève sur le
Vietnam. Le Sud est placé sous l’administration de Saigon secondée par
les forces américaines. Les Co Tu subissent à cette époque-là la
répression du régime fantoche. Puis, la guerre éclate. À l’appel de
l’Oncle Hô, les Co Tu se rangent du côté des forces révolutionnaires.
Comme d’autres jeunes du village, Alang Bhuôc se porte volontaire pour
participer au ravitaillement des troupes sur le front du Sud. «J’étais
aveugle certes, mais je me suis promis d’accomplir toutes les missions
confiées».
Cent kilos sur le dos
C’est en 1958, à l’âge de 25 ans, qu’il est admis au détachement des
porteurs (relevant des Forces armées de libération du Sud). Une grande
hotte sur le dos, un bâton en main, le Co Tu s’habitue désormais à la
vie difficile et risquée d’un porteur de vivres sur les pistes de Truong
Son. De longues heures de marche quotidiennes, par monts et par vaux.
Et toujours la menace d’une attaque des bombardiers américains.
«Les premiers temps, je n’ai porté que 30-40 kg, de peur de tomber ou
d’être relégué à l’arrière du groupe. Après, en connaissant mieux le
chemin, j’ai pu porter 60-80 kg, parfois 100 kg», se rappelle-t-il.
Grande surprise de la part de ses interlocuteurs: «Incroyable ! De 80 à
100 kg sur le dos d’un handicapé pesant 50 kg ?». Alang Bhuôc passe 14
ans de sa vie sur la piste, jusqu’à «la connaitre comme la paume de la
main».
Entre 1963 et 1972, le groupe d’Alang Bhuôc a
l’honneur de faire partie du Corps de troupes de Truong Son, relevant
des Forces armées de libération de la province de Quang Nam. La tâche
des porteurs s’avère plus difficile : transporter des armes et munitions
de Hang Khi (Grotte des singes) vers les stations de relais de Ta Rêêl,
Ta Coo, Coryeh, etc. «Début 1968, au plus haut de l’offensive du Têt
Mâu Thân, nous avons passé trois mois de suite presque sans dormir. Jour
et nuit nous marchions, et nous nous accordions de rares haltes pour
prendre le repas et un peu de repos», se souvient-il. Pour ses efforts
inlassables, Alang Bhuôc s’est vu décerner en 1968 le titre de
«Militaire d’élite d’échelon national». Un titre honorifique dont il
s’est montré digne durant ses 14 ans de bons et loyaux services sur la
piste Hô Chi Minh.
Démobilisé en 1972,
Alang Bhuôc retourne à son village natal. Une fois de plus, l’aveugle
force l’admiration, cette fois sur le «front agricole». Il transforme
des collines dénudées en rizières, creuse des canaux pour amener de
l’eau vers les rizières (autrefois des brûlis), élève des poissons,
plante un jardin de 500 pieds de cannelle.
Le porte-drapeaude la révolution agricole
Suivant son exemple, les villageois changent de mode de production et
se tournent vers la riziculture aquatique. Avec comme résultat des
récoltes de plus en plus abondantes, et donc de meilleures conditions de
vie. «C’est Alang Bhuôc qui a fait la révolution agricole chez les Co
Tu, repoussant la pauvreté et les périodes de disette», confie Briu
Quân, du Comité populaire du district de Tây Giang.
Et quid de la vie conjugale? L’octogénaire répond avec un large sourire
: «Avec mon handicap, je n’osais y penser. Mais la chance m’a souri le
jour où Ta Ruong Vang, une ancienne compagne de route, m’a donné des
marques d’affection. J’avais alors 40 ans». Ils se marient, mais
malheureusement ne peuvent avoir d’enfant à cause des herbicides
répandus par les forces américaines qui ont rendu Ta Ruong Vang stérile.
Mais par amour pour son mari, de sa propre initiative, cette dernière
lui cherche une autre femme, sans pour autant qu’ils divorcent. Avec
Bling Ta Tit, elle aussi une ancienne compagne de route, Alang Bhuôc a
eu deux fils nommés Nuoc (Eau) et Nui (Montagne). Une polygamie heureuse
et pacifique !
Alang Bhuôc a aussi une autre corde à
son arc : la musique. Passionné, Alang Bhuôc joue à merveille tous les
instruments traditionnels des Co Tu, et compte même un jour enseigner
son savoir aux jeunes. Mieux encore, il les fabrique lui-même à partir
de bois et de bambou ramassés en forêt. Le dynamisme de l’octogénaire a
véritablement métamorphosé ce village reculé. – CVN/VNA